Texte de Daniel Chartier publié dans L’Action nationale, Mars-Avril 2022, Vol.CXII, nos 3-4
REM de l’Ouest et REM de l’Est
Culture du secret et déficit d’acceptabilité sociale
Des exigences de transparence
La reddition de compte, ainsi que des argumentaires rigoureux, transparents, justifiant les grandes décisions sociétales sont des piliers de la démocratie. À cette fin, depuis un demi-siècle, le Québec et la Ville de Montréal se sont dotés d’instances indépendantes qui scrutent les politiques publiques et actions dans divers domaines − Vérificateur général, commissions parlementaires, conseils − ou qui permettent à la population d’avoir voix au chapitre dans certains dossiers − Bureau d’Audiences publiques sur l’environnement (BAPE), Office de consultation publique de Montréal (OCPM), Ombudsman…)
Le présent texte examine les deux projets de Réseau express métropolitain pour évaluer si les actions de CDPQ Infra et du gouvernement du Québec rencontrent les exigences en matière de transparence et de rigueur.
Le BAPE du REM de l’Ouest, 2016- 2017
Le REM de l’Ouest est lancé alors que l’insertion d’un mode de transport collectif léger sur le pont Samuel-de-Champlain fait consensus. La mise en place de cette nouvelle traversée est le prétexte que saisit le gouvernement pour demander à la Caisse de dépôt et placement du Québec de créer aussi un lien rapide entre le centre-ville et l’aéroport de Dorval. Pour réaliser cette mission, le Gouvernement Couillard confère à cette institution des privilèges et des pouvoirs exceptionnels, dont celui de créer CPDQ Infra.
Une proposition formelle est rapidement rendue publique. Avant et pendant les audiences obligatoires du BAPE sur le Projet de réseau électrique métropolitain de transport collectif (REM), de nombreux intervenants dénoncent l’absence généralisée de documents cruciaux. Ils révèlent aussi les profondes failles qui sous-tendent le projet de REM. Enfin, ils prédisent des conséquences néfastes de ce modèle d’affaires pour les prochaines 99 ou 198 années.
Prenant acte des lacunes du projet, le rapport du BAPE éreinte ce dernier dans sa conclusion:
La commission d’enquête a mené ses travaux alors que toute l’information relative au projet, dont certains éléments essentiels à une décision gouvernementale éclairée et un débat public bien informé, n’était pas disponible. Devant l’absence d’information complète et détaillée sur plusieurs enjeux, que plusieurs questions soulevées par la commission sont restées sans réponse, notamment sur les aspects financiers, écologiques, de justification en matière de fréquentations, d’impact sur l’aménagement du territoire et de gouvernance, la commission considère qu’il serait prématuré d’autoriser la réalisation du projet de REM avant que l’ensemble de ces informations soit disponible. La commission juge qu’elles sont essentielles à une compréhension des nombreux enjeux soulevés par ce projet et à une prise de décision éclairée, décision qui, pour la commission d’enquête, devrait être en adéquation avec les principes inscrits dans la Loi québécoise sur le développement durable.[1]
Malgré les critiques et les questions restées sans réponses, le Gouvernement du Québec et la Ville de Montréal choisissent plutôt de foncer dans l’aventure. Pour justifier son appui inconditionnel au projet, le maire Coderre affirme même que « Le BAPE, ce n’est pas le pape »[2] confondant précipitation et efficacité.
La qualité architecturale et urbanistique
La nature de l’infrastructure – un tablier de béton reposant sur d’imposants piliers – en inquiète plus d’un. Pour en amoindrir les effets négatifs éventuels, le BAPE recommande de « […] mettre en place un comité multidisciplinaire d’experts afin de discuter de la qualité architecturale, urbanistique et paysagère du projet de réseau électrique métropolitain et de proposer des moyens d’en améliorer l’intégration architecturale »[3]
Peu après, CDPQ Infra annonce la création d’un Comité consultatif sur l’intégration urbaine et architecturale du REM ajoutant que « […] nous souhaitons nous assurer que le REM s’ancre harmonieusement dans la métropole… »[4]. Il est impossible de connaître la portée des analyses et des recommandations de ce comité, comme le rappelle l’éditorialiste Robert Dutrisac du journal Le Devoir :
La portée des ententes de confidentialité que doivent signer les membres de ce comité sur l’intégration urbaine pose problème. […] ces ententes ne doivent pas entraver le processus de consultation ni réduire au silence ad vitam æternam les élus et les experts consultés […].[5]
Aujourd’hui, les Montréalais et les Québécois visitant Griffintown, l’Ouest des îles de Montréal et de Laval ou empruntant l’autoroute A-10 constatent avec effroi que les belles promesses de qualité architecturale et paysagère sont demeurées à l’état de promesses.
Loi et règlement non modifiés pour le REM de l’Est
Une des recommandations centrales du rapport du BAPE est :
[…] qu’au regard de ses responsabilités de planification et d’exploitation d’une infrastructure de transport collectif, CDPQ Infra inc. devrait être soumise aux mêmes obligations de reddition que les transporteurs publics assujettis à l’Autorité régionale de transport métropolitain.[6]
On passe outre. La mise en scène accompagnant le lancement du projet de REM de l’Est en décembre 2020 lui confère des airs d’invincibilité. L’importance des sommes engagées et les discours appelant au renouveau de l’Est frappent les imaginations. La couverture média est dithyrambique. Mais, l’éblouissement initial se transforme vite en un désenchantement de plus en plus profond, au fur et à mesure que sont révélés non seulement les vices apparents du projet de REM de l’Est, mais aussi ceux de son modèle d’affaires.
L’annonce du REM de l’Est survient le lendemain de la date à laquelle les citoyens et les organismes peuvent soumettre leurs mémoires sur le Plan stratégique de l’Autorité Régionale de Transport Métropolitain (ARTM). Ce plan propose un système structurant pour l’Est. Le REM n’est qu’une option parmi d’autres, dont le tramway, principale promesse faite par la CAQ pour l’Est de Montréal avant les élections provinciales de 2018.
Les cachotteries de CDPQ Infra jusqu’au dévoilement de son projet plombent autant l’acceptabilité sociale du plan stratégique de l’ARTM que celle du REM de l’Est.
Des spécialistes qui éreintent le projet
L’annonce du REM de l’Est est faite tout juste avant le temps des Fêtes. Les conversations et les médias sont alors obnubilés par une montée des cas de Covid et l’incertitude concernant les nouveaux vaccins.
Quelques réserves paraissent avant Noël 2020. Par exemple, le Collectif en environnement Mercier-Est (CEM-E), même s’il se réjouit de l’ampleur des investissements projetés en transport collectif dans l’Est, rejette néanmoins le mastodonte de béton et d’acier qui écrasera ce quartier. C’est à partir de la mi-janvier que les médias diffusent, d’abord sporadiquement, puis de plus en plus fréquemment, des commentaires négatifs sur le caractère rébarbatif des structures hors sol du REM. Initialement, ces critiques ciblent essentiellement le caractère inacceptable du projet au centre-ville de Montréal. Puis, les voix discordantes se font entendre sur un territoire plus large et sur une plus grande diversité d’enjeux.
CDPQ Infra et le gouvernement mettent sur pied un Comité d’experts dont le mandat initial semble aussi restreint que celui du REM de l’Ouest. Les pressions s’accentuent pour que le mandat soit élargi et le rapport rendu public. Des promesses sont faites, qui ne pourront être jugées qu’après analyse du rapport, tant pour son contenu que ses omissions.
La population demande à être entendue. CDPQ Infra annonce des séances de questions et de réponses, ainsi que des rencontres thématiques, en mai 2021. Mais, les participants doivent inscrire privément leurs questions sur le site de CDPQ Infra. Dès la première séance, plusieurs participants sont fort étonnés par les sujets retenus et surtout par la formulation des questions. Après avoir partagé leurs questions plusieurs participants constatent que parmi ces dernières, très rares sont celles qui sont exprimées intégralement et que plusieurs sujets stratégiques n’ont pas du tout été abordés. D’un autre côté, les questions faciles à argumenter se multiplient sous des formes vaguement apparentées.
En juin, six consultations se tiennent dans les arrondissements traversés. Les animateurs tentent de centrer les débats sur les modalités d’intégration des stations du REM à leur voisinage. Lors du débat sur Mercier-Est, les participants interrompent à répétition les animateurs pour exprimer un désaccord, voire un refus d’un REM aérien, tant sur la rue Sherbrooke que dans l’emprise Souligny – Dubuisson. Tous déplorent le positionnement des stations aux extrémités du quartier. Plusieurs suggèrent alors un tracé souterrain. En plénière, les animateurs s’attardent néanmoins aux stations et à leurs abords, évoquant à peine l’opposition au projet de train aérien.
À la fin de ce processus, le 21 juin, CDPQ Infra annonçait qu’ « Un bilan exhaustif sera publié dans les prochaines semaines incluant l’ensemble des discussions ainsi que les réponses aux questions qui ont été posées dans les groupes de discussions ». [7] Plus de six mois s’écoulent et aucun compte-rendu n’est produit sur ces débats ou sur les opinions émises par les citoyens. Si ce bilan était enfin déposé, il serait clairement déphasé avec l’opinion publique.
En juillet 2021, CDPQ Infra publie une compilation des questions des « citoyens », qui n’identifie pas les auteurs de celles-ci. On peut donc s’interroger autant sur la paternité des questions que sur leur formulation. Par exemple, l’amorce d’une de mes questions s’y retrouve intégralement, mais, affublé d’une deuxième partie où un tracé « souterrain » devient « Au-dessus de la voie du CN ?[8] »
Au cours du processus tenu en mai et juin, puis dans la synthèse des « questions – réponses » parue en juillet, les réponses de CDPQ Infra demeurent évasives. Les données factuelles fournies sont rares. La réponse usuelle est que les éclaircissements demandés seront fournis lors des audiences du BAPE, en 2022.
CDPQ Infra invitait les citoyens et organismes à déposer leurs mémoires sur le REM de l’Est avant le 30 juin. Là encore, malgré la demi-année écoulée, aucun document déposé[9][10][11] n’a été mis en ligne par CDPQ Infra, contrairement à la pratique normale. Bref, lors de cette ronde de « consultations », les dés sont pipés encore plus lourdement qu’on pouvait appréhender.[12] D’autres surprises attendent les observateurs.
Depuis le dévoilement du REM de l’Est, CDPQ Infra répétait que l’on ne pouvait créer un REM souterrain au centre-ville, évoquant des risques d’écroulement ou de tassement des bâtiments. En septembre 2021, il annonce pourtant un corridor de transition entre REM aérien et REM souterrain au centre-ville. Dans ce cadre, sont dévoilées des études antérieures qui contredisent les assertions initiales relatives aux impacts d’un tracé en tunnel.
Quelques jours plus tard, Michel C Auger signe, dans La Presse, une chronique intitulée « Peut-on encore croire CDPQ Infra? »[13]. Philippe Mercure renchérit avec un éditorial « La Caisse joue sa réputation avec le REM »[14] dans lequel il écrit :
Quand la Caisse nous dit qu’il est impossible de percer un tunnel sous le centre-ville ou d’installer des caténaires plus élégantes au-dessus des trains, on ne sait plus si ça veut dire que c’est réellement impossible, ou simplement que ça ne rentre pas dans le modèle concocté par l’institution pour obtenir le rendement souhaité. Ça montre à quel point la confiance est ébranlée.
La Montée de la méfiance, puis de la grogne citoyenne
Dès que les mesures sanitaires le permettent, à partir de juillet 2021, des membres du CEM-E et des alliés abordent des citoyens au sujet du REM de l’Est. Ces derniers ignorent régulièrement la présence d’un REM en hauteur dans le quartier et personne ne connait le modèle d’affaires qui le sous-tend. À la fin de l’été, de nombreux citoyens ont déjà un regard critique sur le REM de l’Est ou conviennent rapidement que c’est un projet inadéquat.
Des centaines d’affiches contre un REM aérien apparaissent devant les maisons et les commerces du quartier. La manifestation tenue le samedi 20 novembre 2021 rassemble plus de 300 personnes. Le lundi suivant, le premier ministre Legault annonce que les récriminations des citoyens ont été entendues et que le projet sera modifié… (mais, pas trop) ! La timide résistance du début fait boule de neige.
Le discours de CDPQ Infra est longtemps resté inflexible. Le 25 janvier 2022, le tracé dans Mercier-Est est néanmoins déplacé de l’axe Sherbrooke vers l’emprise Souligny -Dubuisson. La CDPQ Infra clame alors que la consultation a porté fruit… six mois après que les citoyens eurent exprimé leur refus d’un REM hors sol tant sur Sherbrooke que Souligny et sans la moindre référence à la déclaration du premier ministre.
Le déplacement du REM vers l’emprise Souligny -Dubuisson n’ayant pas fait baisser la grogne, une nouvelle opération de relations publiques s’amorce dans un environnement politique tendu en raison des rapports de l’ARTM et de la STM décrivant le projet de REM comme nuisible pour le réseau global de transport collectif. À Québec, on tente de discréditer les deux organismes.
BAPE 2022
Depuis décembre 2020, CDPQ Infra répète que le BAPE qui se tiendra au printemps 2022 est la clef de l’acceptabilité sociale du projet de REM de l’Est. Mais, pour qu’une participation éclairée des organismes et des citoyens soit possible, il aurait fallu que les données objectives et les documents de planification aient été rendus publics depuis longtemps. En lieu et place, il faut attendre, attendre… en se demandant quelle sera la qualité et la transparence des documents soumis à la population.
On peut prévoir que la consultation attendue va être une véritable course contre la montre. Les citoyens et les experts disposerons-ils de toutes les études requises, contrairement à ce qui s’est passé lors du BAPE de 2016-2017?
Les promesses non tenues de CDPQ Infra, les recommandations ignorées du BAPE, les affirmations douteuses au cours du présent processus, les relations chaotiques avec les citoyens, tout cela rappelle que CDPQ Infra bénéficie d’un cadre légal qui lui confère des privilèges démesurés. Cela lui permet de s’entourer d’une ceinture de confidentialité opaque, la loi n’ayant pas été changée, tel que le rapport du BAPE le demandait pourtant.
Si le passé est garant de l’avenir, ce processus risque d’être une grande déception. La grande différence, c’est que les citoyens voient désormais le REM de l’Ouest, triste résultat d’un processus bien trop opaque. Laurel Thompson, du mouvement citoyen Trainsparence, a résumé les enjeux et les conséquences de cette opacité dans son livre Le train qui nous a dupés. D’autres bilans doivent être dressés, tant pour le REM de l’Ouest que pour celui de l’Est.
La population sera-t-elle écoutée avant que s’amorce la construction d’un deuxième mastodonte de béton et d’acier qui s’ajoutera à l’autoroute métropolitaine, ce triste héritage d’une certaine vision du progrès d’il y a 60 ans? On est en droit de l’exiger car, comme le souligne ce passage d’un ouvrage sur l’acceptabilité sociale:
L’omniprésence des questions d’acceptabilité sociale dans les débats publics, au Québec, et plus largement dans le monde, témoigne de la fin d’une époque, celle où il était permis aux promoteurs, qu’ils soient publics ou privés, de développer comme ils l’avaient prétendument toujours fait et surtout comme ils n’avaient pas le choix de le faire : sans consulter et sans tenir compte ni de l’environnement, ni de la population, ni des valeurs qui lui sont chères, comme le respect, la transparence et la démocratie.[15]
[1] https://www.bape.gouv.qc.ca/fr/dossiers/reseau-electrique-metropolitain-transport-collectif/documentation/ p 217
[2] https://www.journaldemontreal.com/2017/01/27/le-bape-ce-nest-pas-le-pape
[3] https://www.bape.gouv.qc.ca/fr/dossiers/reseau-electrique-metropolitain-transport-collectif/documentation/ p. 186
[4] https://rem.info/fr/communiques/comite-consultatif-int%C3%A9gration-urbaine-architecturale
[5] https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/596959/rem-de-l-est-apprendre-de-ses-erreurs
[6] https://www.bape.gouv.qc.ca/fr/dossiers/reseau-electrique-metropolitain-transport-collectif/documentation/ Page 224
[7] https://www.cdpqinfra.com/sites/cdpqinfrad8/files/2021-07/Point%20de%20presse_Bilan%20de%20la%20phase%20consultative.pdf page 4
[8] https://www.cdpqinfra.com/sites/cdpqinfrad8/files/2021-07/Questions%20et%20re%CC%81ponses_REMdel%27Est_consultations2021.pdf page 50
[9] https://trajectoire.quebec/sites/default/files/upload/document/publication/M%C3%89MOIRE%20-%20REM%20DE%20L%27EST%20VWEB.pdf
[10] https://collectifeme.ca/rem-de-lest-memoire-soumis-dans-le-cadre-des-consultations-de-cdpq-infra/
[11] https://www.oaq.com/wp-content/uploads/2021/07/OAQ_Consultations_REM_Juin2021.pdf
[12] Lettre ouverte que j’ai rédigée et que La Presse et le journal Métro ont publiée en mai 2021
https://plus.lapresse.ca/screens/3781126a-1d1e-4f1b-ae72-c75862f4550d__7C___0.html
[13] https://plus.lapresse.ca/screens/33e83507-1d00-4ead-b7b4-b1680905ffea__7C___0.html
[14] https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/2021-12-04/la-caisse-joue-sa-reputation-avec-le-rem.php
[15] Batellier, Pierre, Maillé, Marie-Ève, Acceptabilité sociale : sans oui, c’est non, éd. Écosociété, 2017, p. 239
Commentaires récents